Entre le noir et le blanc

En tant que plasticien, je considère les possibilités offertes part les outils numériques comme autant de voies extraordinaires pour augmenter les possibles imaginaires du regardeur. Avec ces nouvelles possibilités, je tente, de manière quasi-obsessionnelle, de m’effacer afin de proposer au spectateur une place de choix pour vivre quelque chose qui est autant à « voir » qu’à « ressentir » : si pour chaque pièce créée, j’ai une idée en tête, une question, un message, il n’y a pourtant pas comme intention première d’être compris pour cela : ce qui se révèle comme particulièrement intéressant, c’est de proposer au public un instant de liberté, où il peut – ou non – se retrouver face à cet imaginaire propre : des sensations, des images personnelles, des souvenirs, des interprétations, des interrogations. Par le biais du numérique, je n’ai d’autre ambition que d’offrir au spectateur de la matière pour qu’il puisse se plonger dans son propre imaginaire de la manière la plus naturelle qui soit pour lui. Avec des dispositifs toujours simples, l’idée est donc de proposer un temps et un espace de liberté pour se raconter des histoires, contempler, réfléchir, réagir.

Si, bien évidemment, j’incarne chacune de mes créations par des préoccupations, un regard sur le monde, comment puis-je attendre – ou pire, exiger – des yeux qui regardent mon travail d’avoir le même ? M’extirper de son propre travail est alors nécessaire, afin de ne pas donner des lectures autoritaires telles que « l’artiste dit que… » ou « cette installation doit faire… ». Les yeux qui reçoivent mon travail sont autant de couches pertinentes qui alimentent la pensée, ajoutent des sens différents, frais, tantôt critiques, tantôt rêveurs, de l’idée de départ. Ainsi, chacune des pièces, qu’elles soient couchées sur papier ou affichées sur écran, se regardent dans une galerie, s’utilisent dans un appareil, ou s’observent sur scène, ont toute un point commun : le code avec lequel je les ai développées. Chacune d’entre elles est une invitation à l’imagination, un voyage qui s’étend à mesure que les médiums, les matériaux, les investigations et les espaces le permettent.

Avec des outils de programmation artistique et open source comme Processing, Open Frameworks ou PureData, l’image numérique que je développe n’est pas une composition mais l’interprétation d’un programme, comme celle d’un musicien face à la partition : chaque lecture est différente et dépend de son interprète. Les notes sont les pixels, auxquels sont attribués des comportements, des couleurs, des intentions, des forces, des mouvements, etc. Face à ces algorithmes, je n’attends pas du regardeur une compréhension, mais de son œil une perception qui lui est propre, celle-là même qui pourrait le sensibiliser, attiser sa curiosité, lui donner envie de prendre le temps d’explorer ses capacités d’interprétation et d’imagination.

Le dernier écran

Chaque fois qu’un peintre a voulu se débarrasser de la représentativité, il ne l’a pu qu’au prix de la destruction de la peinture et de son propre suicide en tant que peintre. […] Cette œuvre est extrêmement significative de l’évolution subie par les formes artistiques au cours des dix dernières années. Ce n’est plus une étape qui pourrait être suivie de nouvelles autres, mais le dernier pas, le pas final effectué au terme d’un long chemin, le dernier mot après lequel la peinture devra se taire, le « dernier » tableau exécuté par un peintre. Cette toile démontre avec éloquence que la peinture en tant qu’art de la représentativité – ce qu’elle a toujours été jusqu’à présent – est arrivé au bout du chemin. Si le Carré Noir sur Fond Blanc de Malevitch contenait, en dépit de la pauvreté de son sens esthétique, une certaine idée picturale que l’auteur avait appelée « économie », « cinquième dimension », la toile de Rodtchenko est en revanche dépourvue de toute contenu : c’est un mur aveugle, stupide et sans voix.

— Nikolaï Taraboukine, Le dernier tableau (extrait de Du chevalet à la machine)

L’image de notre temps est celle d’une peinture qui ne se couche plus sur une toile tendue, mais des écrans électroniques que nous regardons tous les jours. Face à ces tableaux rétro/auto éclairés, l’image n’est plus le réceptacle de la lumière, mais lumière elle-même. L’écran plat du salon est la source lumineuse rectangulaire aussi intrigante que froide. Monolithes produits à grande échelle, objets de convoitise séduisants, ces technologies de dernier cri deviennent la source d’une lumière 2.0 modulable, en haute définition et anti-aliasée. Support des images que nous zappons tous les jours, ces outils deviennent – à nos yeux – des sources d’histoires à regarder. Mais si pour une fois, on ne cherchait pas à afficher mais à éclairer le spectateur ?

Pourtant, cette mise-à-jour numérique n’a pas pour but de se défaire du passé. Elle peut enrichir une facette oubliée depuis qu’Yves Klein, Kasimir Malevitch ou Ad Reinhardt sont passés par là. Avec leur démarche monochromatiques, ils se sont approchés de l’image ultime : celle qui confronte l’œil à la forme la plus extrême qui soit ? Absolue et infinie, cette image donne la liberté au regardeur d’y projeter ce qu’il veut. Face aux IKB, Carré Blanc sur Fond Blanc, Black Paintings et autres aventures optiques de Bridget Riley, Victor Vasarely, Julio Le Parc ou Brion Gysin, l’œil s’est perdu dans la rigueur des pixels et la dictatures des lumens.

Et si, sur la route du numérique, l’on essayait de ré-explorer – avec les outils numériques – les chemins esquissés par ces artistes de la perception ?

0-255

Travailler avec le numérique et ses images est pour moi une autre manière d’envisager l’espace et le spectateur. Borné par ses limites physiques, l’écran est aussi contraint par les valeurs de la lumière qui s’en dégage : derrière la noirceur de son vide et la blancheur de sa saturation se cachent deux valeurs : 0 et 255 comme mesures minimale et maximale de son affichage. Un pixel à 0 est noir comme les tableaux sans espace et sans changement d’Ad Reinhardt, tandis qu’un pixel à 255 est blanc comme l’absolu pur et sensationnel carré suprématiste de Kasimir Malevitch.

Le progrès en art ne consiste pas à étendre ses limites, mais à les mieux connaître.

— Georges Braque, Le Jour et la Nuit

À chaque confrontation avec l’écran, je tente de mettre le spectateur face à une image qui ne raconte plus de la même manière. Dorénavant, elle donne surtout à ressentir. Exorcisée de son fardeau de prouesse et de sophistication, je propose un digital de l’émotion et de la sensibilité, que le spectateur rencontre entre ses yeux et l’image, entre le noir et le blanc, entre 0 et 255.

Avec le blanc son compère, le noir nous a construit un imaginaire à part, une représentation du monde véhiculée par la photo et le cinéma, parfois plus véridique que celle décrite par les couleurs. L’univers du noir et blanc, que l’on croyait relégué dans le passé, est toujours là, profondément ancré dans nos rêves et peut-être dans manière de penser.

— Michel Pastoureau, Le petit livre des couleurs

L’installation Espaces de silence (2007) se présente comme une première invitation à ce voyage entre les absolues valeurs digitale : face à un écran aussi blanc que le bruit qui l’entoure, j’invite le spectateur– s’il le désire – vers un microphone qui a pour seule possibilité de tout éteindre : plutôt que d’interagir dans cette image déjà saturée, c’est une bascule totale vers l’obscurité qui est offerte. On n’y voit plus rien et c’est tant mieux, car c’est précisément dans ce passage à l’obscurité silencieuse que le regardeur fabrique ce qui traverse son regard et sa perception. De manière radicale et sans détour, le spectateur est invité à tout éteindre pour traverser de la manière la plus basique ce trajet entre le noir et le blanc.

Il peut alors contempler un écran qui se blanchit à nouveau, à l’instar des Theaters de Hiroshi Sugimoto : une série de poses longues de vieilles salles de cinémas américains, qui capture l’ensemble de la scène en exposant le film durant toute la durée de la séance. De l’image obtenue se dégage un rectangle blanc absolu obtenu grâce à l’écran – unique source de lumière – capturée et surimprimée sur la pellicule photographique à mesure que le film avance. Cette lueur laiteuse capturée sur papier glacée, c’est exactement ce que tente d’évoquer l’installation Espaces de silence : capturer une contemplation, un trop-plein d’informations qui ne peut donner lieu qu’au néant.

Trop vide ou trop pleine, l’image devient une interrogation prenant la forme d’un rectangle lumineux, une pause pour se projeter, un espace muet où seule la perception permet de se raconter quelque chose.

16 777 216

Des valeurs extrêmes étant définies et éprouvées, d’autres unités peuvent étoffer ce que deux limites radicales ne peuvent offrir : la couleur. Une fois allumée, l’image numérique est régie comme la lumière, par une synthèse additive à partir de trois couleurs primaires : le rouge, le vert et le bleu. Chacune de ce trois couleurs primaires s’exprime dans un intervalle entre son absence – 0 et une valeur maximum – 255. La gamme, si limitée de prime abord, peut s’enorgueillir de nouvelles teintes (et de nouvelles perceptions) pour atteindre une nouvelle limite de 16 77 216 couleurs.

De même que les tableaux monochromatiques d’Yves Klein – Monochrome rose sans titre (1975), Monochrome vert sans titre (1954) et les célèbres bleus comme le IKB 191 (1962) – l’image numérique et sa lumière viennent chatouiller les zones immatérielles de picturalité sensible pour tenter de changer la perception du regardeur sur le monde qu’il perçoit. L’écran devient attentif à toute vulnérabilité pour émouvoir par sa nature même.

D’abord, il n’y a rien, puis il y a un rien profond, ensuite il y a une profondeur bleue

— Yves Klein Discours à la Commission du théâtre de Gelsenkirchen

Conçu comme un diptyque de flickers aux rythmes répétitifs, de pulsations qui s’accélèrent et ralentissent entre des pixels cassés, Invisibles est une installation qui éclate le blanc de la lumière numérique pour donner à voir – et à ressentir – les interstices obtenus par le biais des bogues du programme et erreurs d’affichages. À mesure que l’image se construit, les couleurs s’accrochent, les lumières se mélangent, l’œil se brouille afin de rencontrer ce qui peut se passer entre les primaires et notre rétine, entre l’infini de nos yeux et la finitude des pixels. D’abord rouge, puis verte, puis bleue, la succession des trois couleurs primaires de la lumière se mélangent pour ne faire qu’une : le blanc théorique de la saturation des teintes. Mais la machine a aussi ses failles puisqu’elle ne parvient qu’à des illusions colorées, des mirages qui mêlent autant les limites de la machine que celles de nos yeux. des lignes qui se brisent, devant le pénible blanc d’une machine surpuissante, mais ô combien faillible. Invisibles se dresse un questionnement sur l’image et sa saturation : la couleur et le pixel, dans leurs formes les plus pures, permettent de rouvrir les yeux sur une image à ressentir.

L’application Lux tente quant à elle de déplacer les modes d’utilisation – et de perception – de cette image digitale sur un smartphone : il devient une torche numérique pleine de pixels. Chaque mouvement éclate la lumière davantage pour mieux déborder d’un écran devenu le prisme incertain d’un regardeur sensible. Chaque nuance se mélange au fil des mouvements de l’appareil, permettant de constater à quel point l’œil peut se jouer du numérique et diffracter plus encore l’image en train de se faire.

Alors que l’installation Invisibles propose une relation plus traditionnelle et statique face à l’écran/tableau, l’application Lux propose grâce à sa forme-même une interaction pour déclencher l’image. Les deux projets se répondent cependant afin de lutter contre une certaine la passivité du spectateur et de son regard, à l’instar de Julio Le Parc, qui par son travail témoigne du besoin de considérer le spectateur comme un acteur du projet, mais plus encore, que son regard doit être constamment stimulé pour lutter contre un endormissement. Il demande au spectateur un effort face à l’image – effort qui le maintient dans une réelle activité intellectuelle.

D’une manière générale, par mes expériences, j’ai cherché à provoquer un comportement différent du spectateur […] pour rechercher avec le public les moyens de combattre la passivité, la dépendance ou le conditionnement idéologique, en développant les capacités de réflexion, de comparaison, d’analyse, de création, d’action.

— Julio Le Parc

CMJN

Alors que l’image numérique sature a mesure qu’elle blanchit, c’est dans la noirceur qu’elle trouve sa réponse incarnée sur papier. La page blanche résonne donc avec l’écran noir. Les valeurs s’inversent, se chevauchent et se complètent comme départ et destination d’un même voyage entre les absolus valeurs au coeur de cette exploration du vide et du plein. En écho négatif à ce que produit le système RGB, l’aventure chromatique prend place dans le monde de l’impression par synthèse soustractive : le code couleur cyan, magenta, jaune et noir utilisé en imprimerie. En renversant les bornes noire et blanche de l’image numérique s’ouvre donc un nouvel univers, dans lequel les pixels prennent chair sur papier.

Les extrêmes finissent toujours par se rencontrer.

— Michel Pastoureau (2005), Le petit livre des couleurs

Avec l’édition CMJN, de nouveaux horizons se présentent au regardeur, fixant l’image numérique sur son support papier : dans un flip-book de pages cyan, magenta et jaunes, les composantes théoriques du noir se recomposent à mesure que le regardeur tourne les pages. Pour une fois donc, pas de pixel, mais des couleurs primaires aplaties, qui ne demandent qu’à se mélanger. L’édition n’est pas à lire, mais à tourner en boucle, comme le programme avec lequel elle a été éditée le long de ses 280 pages bien tangibles. CMJN assure ainsi l’existence de la couleur comme perpétuelle source d’images, de voyages, et d’imaginaire quand son alter ego numérique est mis en veille.

25(410×40×80) ≈ 1.956 × 101834097

Une fois cette image numérique questionnée et éprouvée dans tous les sens, d’un pôle extrême à l’autre, il est paraît intéressant de la disséquer pour s’attarder sur les unités qui la compose concrètement : les pixels. Alors que la lumière permet de l’afficher sur les écrans pour exciter à nos pupilles, le pixel – picture element – la ramène à sa substantifique moelle matricielle. Dimension minimale pour mesure l’image sur un écran, cette unité ramène aussi bien la lumière digitale à sa matérialité qu’à la forme carrée et finie de sa définition.

Une image numérique se compose donc d’une série de pixels afin de restituer sur écran et sa lumière. Si l’on se réfère aux affichages standards, cette composition peut afficher 800 × 600 pixels pour les écrans plus anciens, 1920 × 1080 en haute définition, ou 3 840 × 2 160 pour la récente 4K. Entre le noir et le blanc, sur un format 4K, se sont donc 3 840 × 2 160 pixels qui s’affichent 60 fois par seconde dans les 16 777 216 couleurs vues précédemment.

Bibliothèque d’images de Babel s’inspire du texte de Jorge Luis Borges La bibliothèque de Babel tiré de son recueil Fictions : il y est question d’une bibliothèque composée de tous les livres possibles, de toutes les vérités. S’y trouverait tout ce qui peut être écrit dans des livres de 410 pages composées de 40 lignes de 80 caractères soit 25410 × 40 × 80 livres. Dans cette bibliothèque 2.0 générée avec la machine, il ne s’agit plus de lire tous les livres du monde, mais d’y voir toutes les images. De la page blanche initiale au monochrome noir final, chacune des images numériques possibles proposent une nouvelle itération du parcours entre les deux extrêmes de la manière la plus totale qui soit. L’ordinateur devient alors l’outil capable de donner à voir ce qui a été, ce qui est, ou sera, par le simple agencement des pixels selon un algorithme donné.

Pour une image de 800 × 600 pixels en 256 couleurs, ce sont 256 800 × 600 qui résultent de la bibliothèque, soit un nombre incalculable pour une machine actuelle classique. Ainsi pour une image en 4K dont les possibilités s’élèvent à 16 777 216 3 840 × 2 160, il semble impossible de construire le projet avec une machine. En effet, quand même si ce nombre est fini et théoriquement calculable, il est largement supérieur au plus grand nombre représentable sur une machine (2 147 483 647 soit 231 – 1). Face à cette incapacité de la machine à fabriquer l’image, je me suis mis à sa place pour construire planche par planche cette collection en dessinant mon propre programme. De manière analogue à l’ordinateur, j’ai obéis à un algorithme pour dessiner dessiner toutes les images possibles pour une résolution donnée.

D’autre part, si tout ce qui est visible est contenu dans cette bibliothèque, la probabilité de voir une image qui fait sens à notre œil est quasi-nulle : si l’on prend l’exemple du début de la collection, il faudrait parcourir plusieurs dizaines de milliards d’images pour dépasser les monochromes noirs « tachés » de quelques pixels qui commencent la bibliothèque. C’est exactement vers cet endroit que j’aimerais orienter le regardeur : avec Bibliothèque d’images de Babel, ce n’est pas la lecture d’un monde connu qui est interrogée, mais plutôt la capacité de construction et d’imagination autour d’une image – aussi abstraite qu’elle soit.

Toute œuvre d’art alors même qu’elle est une forme achevée et close dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale.

— Umberto Eco, L’œuvre ouverte

Fiat Lux

Si le code informatique – bien que limité – permet de manipuler et explorer le système rouge-vert-bleu si cher à l’image numérique, il permet par cette même notation de traduire n’importe information destinée à une source lumineuse. De manière analogue aux pixels sur les écrans, le code permet de contrôler la lumière via ses composantes rouges, vertes ou bleues, notamment les diodes électroluminescentes.

Envisagé comme une fabrique à images mentales, Fermer les yeux se présente comme un véritable face à face individuel avec la lumière. Si Espaces de silence propose de tout éteindre, l’interactivité vise ici à dépasser la simple interaction avec une machine, afin de déclencher une séquence lumineuse colorée aléatoire dès lors que le spectateur a les yeux fermés, lui permettant de ressentir, plutôt que voir réellement, une image. Le regardeur « regarde » donc les yeux fermés, à travers ses paupières qui deviennent l’écran d’une image sans cadre, sans dimensions.

Entre la Dreamachine de Brion Gyzin et Ian Sommerville, et en écho à la notion de « couleur vécue » de Claude Bellegarde, la lumière apparaît une fois les yeux fermés, tandis que les impulsions qui stimulent son nerf optique modifient la fréquence électrique de son cerveau. Derrière ses paupières fermées, il découvre des formes, des motifs, des couleurs et des images abstraites. Le spectateur voit, au-delà de l’écran, directement depuis une pure source de lumière qui fait résonner l’image en lui.

J’ai eu un déchaînement transcendantal de visions colorées aujourd’hui, dans le bus, en allant à Marseille. Nous roulions sur une longue avenue bordée d’arbres et je fermais les yeux dans le soleil couchant quand un flot irrésistible de dessins de couleurs surnaturelles d’une intense luminosité explosa derrière mes paupières, un kaléidoscope multidimensionnel tourbillonnant à travers l’espace. Je fus balayé hors du temps. Je me trouvais dans un monde infini… La vision cessa brusquement quand nous quittâmes les arbres.

— Brion Gysin, Journal

Le regardeur n’est plus observateur, mais le déclencheur de ses propres images et impressions. Plus l’expérience dure, plus ses impressions s’intensifient et creusent dans sa capacité à imaginer et produire du sens dans un monochrome qui se matérialise en lui.

Éminemment subjectives, les couleurs déclenchées par l’installation font référence à une large palette d’effets et d’émotions fondée sur des expériences communes, profondément ancrées dans le langage et la pensée. Recueillis de Psychologie de la Couleur d’Eva Heller, ces « accords chromatiques » activés aléatoirement dans Fermer les yeux se présentent comme une palette d’informations historiques, sociales, politiques et stylistiques sur les couleurs ; de l’amour à la haine, de l’optimisme à la tristesse, de l’élégance à la laideur, de la modernité à l’obsolescence.

Au zénith

L’image numérique se matérialise par les pixels qui viennent éclairer l’écran. Sur un écran HD, c’est donc 1920 x 1080 carrés de lumières qui s’affichent à mesure que l’écran se remplit. Ces 2 073 600 unités et 16 777 216 couleurs – aussi digitales soient-elles, se composent entre l’obscurité et le spectre de la lumière blanche. Ce voyage numérique entre le noir et le blanc, aussi millimétré qu’un tableau d’Aurélie Nemours, est amené à nos yeux par les longueurs d’ondes qui le transportent vers notre rétine. Contraintes entre 390 et 750 nm, ces ondes se déplacent comme autant de possibles colorimétries a ressentir et percevoir.

Depuis l’observatoire de Haute-Provence, où j’ai pu regarder les étoiles trois mois durant, le ciel est une surface de projection immense. La volute céleste devient l’écran sur lequel la plus infime parcelle est éclairée par des astres comme on ne les voit nulle part ailleurs. De la contemplation de ces lointaines constellations à la rencontre avec les scientifiques qui les étudie, j’ai découvert les spectrogrammes et longueurs d’ondes qui permettent de les disséquer. Chaque pixel à des années lumières de notre œil est analysé par la lumière qu’il émet. C’est de cette manière qu’une nouvelle instance entre le noir et le blanc s’est initiée : une conformation entre l’obscurité et les longueurs d’ondes.

Xml+Roygbiv est le résultat de ce travail de collecte et de conversion entre l’insaisissable au-dessus de nos têtes, et les limitations de la machine. La pièce prend la forme d’un diptyque composé de données des types spectraux – c’est-à-dire la liste des couleurs visibles dans les étoiles, et des constellations visibles depuis la terre à l’œil nu. Envisagées comme de véritables « annuaires » de données stellaires, ces images permettent de contenir sur un format défini l’immensité et la diversité des étoiles. Couchées sur papier, les informations sont réduites par leur support pour créer de nouvelles formes inattendues – monochrome gris illisible, listings absurdes, spectres infinies et lumineux – dans lesquels on ne cherche plus une information, mais plutôt une expérience contemplative, semblable à celle ressentie devant les étoiles qu’elles tentent d’évoquer. Tantôt monochromatiques, tantôt débordant de couleurs, Xml+Roygbiv proposent d’explorer notre imaginaire par de biais d’une collecte insensée, en plus d’explorer notre perception.

Dans le noir

Une fois la lumière éteinte, comment est-il encore possible d’y voir quelque chose sans écran à allumer, sans étoiles à contempler, sans lumière LED à activer, sans papier à déchiffrer ? Plongé dans l’obscurité, comment retrouver la lumière indissociable de ce voyage entre le noir et le blanc ?

Le phosphore blanc donne en effet de la lumière dans le noir, mais dans cette matière ce sont des réactions d’oxydation (chimiluminescence) qui en sont la cause. Phosphorescence et fluorescence sont deux formes différentes de luminescence. Le phénomène de phosphorescence proprement dit est dû, lui, à une autre réaction : il s’agit d’une suite de pertes d’énergie par des électrons qui ont été excités et qui retournent à des niveaux d’énergie plus bas. Le fait que cela se passe lentement relève du domaine de la mécanique quantique : le retour des électrons à leur état fondamental concerne un état ne pouvant pas retourner directement à l’état fondamental et qui doit être excité thermiquement vers un état avec une transition avec émission lumineuse.

Comment ressentir et appréhender des infinités qui semblent à portée de main ? dans son travail sur la perception du réel, l’artiste explore la sensation de « si loin, si proche » par rapport aux étoiles de la voie lactée et donne à ressentir l’étymologie du désir (la nostalgie de l’étoile), ou la quête constante de nouveaux horizons.

Afterglow est une installation interactive lumineuse qui permet d’éprouver le passage de la chaleur de l’incandescence à l’étrangeté de la phosphorescence. invité à entrer dans une salle aussi saturée de lumière que de la chaleur ainsi générée, le regardeur invité à contempler l’écriture phosphorescente sur le mur auquel il fait face : la liste des étoiles visibles depuis la terre à l’œil nu – une liste qui imprime sa rétine progressivement, comme les étoiles qu’il distingue toujours davantage en regardant le ciel étoilé la nuit.

Mais si ces étoiles se révèlent dans l’obscurité, ce ne sont que des lueurs fugaces vouées à disparaître, à mesure que la lumière vient reprendre le pas, ne donnant à cette phosphorescence qu’une existence évanescente, qu’il faudra attendre. Afterglow est la continuité d’un travail plastique focalisé sur le fait d’y voir plus en y voyant moins : par la réduction de la lumière sur ce qui est à voir, les choses se révèlent davantage, en proposant une alternative au regardeur, par sa perception et son imaginaire. plutôt que mettre en évidence ce qui est sous le feu des projecteurs, l’installation oriente le regard là où la lumière est la plus faible, là où le regardeur n’est stimulé que par sa propre sensibilité, là où l’infime est au centre.

Conclusion

Que le regardeur éteigne la lumière, contemple les imperfections du numérique ou secoue frénétiquement son écran mobile, qu’il ferme les yeux ou les lève vers les étoiles, éteigne la lumière ou pousse son imaginaire au plus loin, il est au cœur des dispositifs que je propose. Ma pratique est une invitation à éprouver les outils numériques pour les mettre en difficulté.

La machine est un véhicule omniprésent dans cette démarche entre le noir et le blanc. Limitée, insensible et faillible, cette machine n’est qu’un outil – aussi fascinant soit-il. Ce qui est sacralisé à travers cette pratique sensible du noir et du blanc numérique, c’est bien l’œil qu’on lui porte, celui qui est capable de raconter, imaginer, questionner et donner chair.

Devant ces couleurs informatiques, mouvements de pixels et boucles infinies, l’œil est testé, éprouvé. Il subit illusions, persistances et autres phénomènes rétiniens liés à la perception de la lumière, que j’envisage essentielle dans tous mes projets. Toutefois, si cette expérience de la lumière numérique est motivée par le bilan personnel d’une image numérique en sur-consommation et à saturation, mon travail plastique ne tente aucunement de moraliser ou critiquer le regardeur. Il est toujours et uniquement une tentative de réveiller un regard endormi par une image immédiate et facile, qui tend à annuler tout effort. Par le biais de phénomènes lumineux, propres aux caractéristiques du numérique, cette démarche est l’écriture algorithmique d’images qui réactivent les yeux du spectateur. Sans légende, sans explication, cette image se présente donc comme un dispositif perceptif vide de sens, à remplir par l’imagination du regardeur, et plus généralement, par un effort oublié dans l’immédiateté des images d’aujourd’hui.

Chaque pièce est donc une itération qui se présente comme un support pour augmenter l’imaginaire : la perception de la lumière – mais aussi de son absence – est une invitation à l’arrêt, à la contemplation et à la remise en question. C’est cette même perception, universelle à tout œil capable de voir, qui devient la médiation de ma démarche, dès lors que l’on accepte de jouer de jeu, dès lors que l’on accepte de prendre le temps. Habitué à tant de cartels, de légendes qui permettent d’expliquer ou sous-titrer les installations, est-on encore de désapprendre et faire confiance à ce qu’il ressent ?